Aliya, si brave

par Elbrus Jeu 8 Avr 2021 - 20:58

Ma petite Aliya,

On a eu une drôle de relation toi et moi. A l'origine tu étais une compagne pour Dinara, j'avais peur qu'elle se sente seule, sociable comme elle était, peut-être que ma seule présence ne lui aurait pas suffi. On s'est rencontrées le 29 juin 2020. A l'animalerie il restait toi et une autre souris, noire et blanche. Je t'ai tout de suite choisie quand j'ai vu qu'il te manquait deux tiers de ta queue. Tu serais arrivée comme ça, paraît-il. Déjà tu te distinguais par ta tendance à sauter partout quand tu avais peur. J'ai failli te perdre le premier jour. Tu as sauté deux fois de ma main et ensuite je t'ai mise dans ta cage de quarantaine, l'ancienne cage de transport où vivait mon petit aveugle Mr. Souris, qui s'y sentait à son aise. Au départ je comptais t'appeler Roza pour avoir un double sens, Monte Rosa, et Rosa... euh, Luxembourg, Shanina, Rymbaeva, Parks, il y en a tellement qu'on peut choisir n'importe laquelle, mais mon coeur était déjà fixé sur ton nom: Aliya. Comme une certaine Moldagulova, qui pourtant n'est pas du tout ma préférée en termes de héros de guerre. Mais c'était toi. Et ce que je ne savais pas, c'est que tu allais très bien porter ton nom.

Quand je vous ai présentées toi et Dinara un peu plus tard, elle t'a tout de suite accueillie, mais toi, tu ne voulais rien savoir. Tu la fuyais. Et puis plus tard, j'ai acheté la grande cage et je vous ai mises toutes les deux dedans. Vous n'interagissiez que pour vous tenir chaud, autrement je ne vous voyais jamais interagir. Tu semblais préférer être seule, et j'ai remarqué que tu commençais à enquiquiner Dinara en la poursuivant partout, en la mordant parfois, sans qu'il n'y ait du sang. J'étais un peu énervée mais je t'aimais quand même. Il y avait une partie de moi qui t'en voulait et l'autre qui savait bien que tu étais une petite souris qui agissait selon ses instincts de petite souris: tu es avec l'avorton de la portée, c'est toi qui a le dessus, c'est tout à fait convenable de lui taper dessus.

Quand Dinara est morte, ça a été horrible pour moi, et pour toi, c'était comme si elle n'avait jamais été là. J'ai été surprise de voir que tu continuais ta vie tranquillement, tu ne pissais plus partout, tu étais moins nerveuse, et j'ai pensé un temps à te donner une copine, mais je n'étais pas sûre que cela te plairait tant que ça. J'ai tenté de t'apprivoiser, en vain, tu étais toujours aussi sauvage. J'ai commencé à penser que tu me détestais, mais je continuais de venir te voir, de te parler, de mettre ma main. Tu adorais les biscuits et tu montais brièvement pour prendre ton petit morceau et te tailler vite avant que... que quoi, que je te prenne et que je te mange? Je comprends après tout, tu étais si petite, face à moi, une bonne centaine de fois ta taille, voire plus. On s'est petit à petit rapprochées, même si j'avais une certaine réserve à ton égard, parce que j'avais le sentiment que jamais je ne pourrais construire quoi que ce soit avec toi. Tu venais quasiment dans ma main. Tu as beau avoir eu peur de moi, tu ne m'as jamais mordue.

Puis est arrivée la tumeur, fin décembre. Le début de plusieurs longs mois de lutte. Je suis allée chez le vétérinaire début janvier. Déjà, il m'a dit que ta queue avait été vraisemblablement coupée, donc je préfère ne pas imaginer ce qu'on a pu te faire subir quand tu étais petite pour que ça t'aie traumatisée autant. Il a d'abord dit de laisser évoluer 15 jours, puis de t'opérer si jamais ça grossissait. En 2 semaines la masse avait triplé de volume. Il t'a opérée. Tu es revenue toute saucissonnée dans un bandage, tu couinais à chaque mouvement, c'était drôle au début, mais je voyais bien que ça t'énervait. Toi non plus tu n'aimes pas être contenue ou sentir quelque chose sur ton corps. Je devais te donner des médicaments par seringue, et c'est là que j'ai vécu une de mes pires expériences. T'attraper, toi qui ne voulais pas. Te prendre et te forcer ces deux seringues, l'une après l'autre, dans ta petite bouche. Tu te tortillais et tu essayais de repousser les seringues avec tes petites mains si impuissantes, et moi, des milliers de fois ta force, je te regardais t'asticoter dans ma main, avec une étrange sensation. Une partie de moi ne pouvait s'empêcher de penser "si je le voulais, je pourrais l'écraser entre mes doigts", et l'autre était horrifiée par cette pensée complètement ignoble, mais aussi par cette... vulnérabilité, cette impuissance, tu n'étais rien face à moi, et j'étais obligée de te forcer, autrement l'infection aurait suivi. Tu faisais caca à chaque fois et tu étais si stressée qu'il fallait que je change la cage souvent tant ça sentait le pipi et le caca mélangés, autrement l'odeur me donnait envie de vomir.

La convalescence a été longue. Encore une fois tu ne m'as jamais mordue, même terrifiée. Pourquoi? Tu aurais pu et tu ne l'as jamais fait. Je me demande ce que tu me trouvais pour ne pas me mordre. Sans doute, malgré ton tempérament très ferme avec les autres souris, tu n'étais pas agressive envers les humains. Quand on t'a enlevé les points et le bandage, tu étais enfin libre, mais tu ne voulais plus rien savoir, et tu me fuyais, comme avant. Je suis désolée d'avoir brisé ta confiance comme ça. Je n'avais pas le choix. C'était ça ou une mort atroce. Tu allais bien, tu goûtais à tout comme tu l'as fait, croûtes de pizza, noix en tout genre, biscuits, plein de petits trucs que tu appréciais beaucoup. Et la tumeur est revenue. Quand on a enlevé ton bandage et que j'ai dit au vétérinaire que je ne la ferais pas réopérer en cas de récidive, il m'a fait comprendre qu'il préférait réopérer, donc l'euthanasie n'allait pas passer. Mais pas question de te faire subir ça à nouveau. Non seulement ça t'a traumatisée mais moi aussi. J'ai encore ce souvenir en moi... cette douleur, et ces pensées intrusives qui me faisaient peur.

J'ai laissé faire. Pendant un bon mois elle ne t'a pas gênée. Tu me fuyais toujours. J'ai commencé à comprendre quelque chose: qu'en fait, on était un couple très bien assorti. Moi aussi, tu sais, je suis comme toi, je fais une sorte de yo-yo entre détester le contact et le chercher, je n'aime pas les intrusions, et j'ai besoin de gérer la ressource. J'avais beau ne pas pouvoir vraiment me rapprocher de toi, je me disais qu'au final, c'était sans doute parce qu'on se ressemblait trop qu'on avait du mal à communiquer. Je t'aimais tant, tu sais. J'aimais te regarder manger, mais tu me faisais signe de partir en me regardant et en secouant ta queue. Alors je te laissais tranquille. Mais je t'observais, je regardais si tu allais bien, et puis je te parlais, ma Minuscule. Quand tu as commencé à gratter ta tumeur, c'est là que j'ai su que j'allais assister à quelque chose d'horrible. Pourtant quand je la touchais ça ne semblait pas te faire mal, autrement tu aurais couiné. Quand je te saisissais pour regarder l'état de cette chose immonde qui te poussait sur le même côté que la précédente, tu couinais, tu ne voulais pas. Je ne m'éternisais pas: je regarde, un petit bisou sur la tête, et hop. Ce n'est que quand tu as commencé à saigner que tu as commencé à ouvrir ton coeur, à moi. Tu ne l'avais ouvert à personne jusque là, pas même une autre souris. Je t'ai déplacée dans la petite cage, je craignais que tu ne puisses plus monter à la rampe, à cause de ton coude qui était bloqué par la tumeur derrière.

Un jour où j'ai changé ta cage, j'ai vu que tu n'avais pas beaucoup d'énergie. Quand j'ai ramené la cage dans ma chambre, je t'ai prise sur ma table, devant mon PC, et j'ai mis un CD, une de mes compilations personnelles. Tu t'es blottie contre mon bras et tu as dormi, là, tout près de mon coeur. A chaque chanson je commentais, j'en chantais un peu parfois, je te disais ce que je ressentais, ou qui la chantait. Pas sûre que tu aies compris, mais on était enfin ensemble, toi et moi, et j'avais la certitude que tu ne me détestais pas. Tu cherchais ma chaleur. Tu l'as eue. Tu ne voulais pas revenir dans la cage mais j'avais peur de te laisser seule sur la table. On a passé toute la durée du CD, soit à peu près une heure, comme ça. Je crois que je n'ai jamais été aussi reconnaissante. J'ai ressenti que tu me disais merci, même si tu étais encore timide. Je t'ai prise comme ça quelques autres fois.

Ces derniers jours, tu étais de plus en plus faible, et tu saignais. Le jour avant ton décès, j'ai nettoyé ta cage: on aurait dit une scène de crime. La roue était toute tachée, tu avais sans doute couru comme une dératée pendant la nuit, et la tumeur était vraiment... dégueulasse. Il y avait une espèce de truc blanc-jaune à un endroit, et l'odeur m'a coupé l'appétit pendant des jours. Certains me diront que j'aurais dû te faire piquer mais je ne voulais pas que tu meures dans ce terrible endroit qu'est le bureau d'un vétérinaire... je voulais que tu meures à la maison, chez toi, avec tes odeurs, ton mouchoir, ton petit pont en bois, ma chambre. Le jour même, je t'ai prise sur moi, tu voulais ma main, ma chaleur. J'ai pris mes dernières photos de toi. Tu as l'air si fatiguée, mais tu es détendue, et tu as compris que je n'avais jamais été ton ennemie. Le soir je t'ai dit "je ne sais pas si tu seras encore là demain, mais..." et je suis partie dormir, je t'ai dit bonne nuit comme à chaque fois. Je pense que je savais. J'ai eu du mal à m'endormir cette nuit-là. Un truc qui me pesait sur le coeur.

Le lendemain j'ai enlevé le plaid de la cage, je la couvrais pour éviter que tu n'aies froid parce que je dors souvent la fenêtre entrouverte. Tu n'avais pas bougé de ta position, sur le ventre. Je t'ai touchée: dure et froide. Tu es partie sans souffrir, dans ton sommeil, le 6 avril 2021. Sans doute de la même façon qu'avec Mr. Souris: on s'est endormies ensemble, mais tu ne t'es pas réveillée. Je t'ai soulevée: tu ressemblais à ces momies d'animaux dans la glace, ou même aux momies d'enfants trouvées dans les Andes, qu'on dirait qu'elles vont se réveiller d'une minute à l'autre. Je t'ai prise dans un mouchoir et suis retournée au lit quelques minutes avec toi. La radio en fond. J'ai pleuré quelques larmes, ton corps contre mon coeur. Ma petite Aliya, si brave, qui finalement portait bien son nom. Tu t'es battue telle ton homonyme, tu avais une personnalité forte comme la sienne, et j'ose espérer que tu l'as trouvée sur ton chemin, et qu'elle n'a pas peur des souris. Puis je t'ai enterrée dans un pot de fleurs, où j'ai mis ensuite un plant d'oeillets rouges. Les fleurs de la victoire en URSS, et en Russie. Mais aussi un symbole d'amour. Rouge passion. Le 8 et 9 mai, jours de la victoire en Occident et en ex-URSS respectivement, ils seront en fleurs, et je penserai à vous deux, ainsi qu'à tous les autres. Peut-être que je dessinerai quelque chose. Je me rappellerai de ta petite tête, de ta petite virgule, et de ton petit caractère.

On a toutes les deux beaucoup appris pendant ces 10 mois ensemble, Aliya. J'ai beau avoir été plus proche de Dinara, j'ai quand même apprécié notre vie ensemble. J'espère que dans ta prochaine incarnation, ça se passera mieux. Je ne pense pas que j'aurai de souris avant un long moment: je pense à étudier au Kazakhstan pour quatre ans en 2022, et je ne veux pas laisser un petit rongeur derrière moi. Je ne veux pas partir en sachant que je ne reverrai jamais ma souris...

Je t'aime. Merci de m'avoir ouvert ton coeur. Tu m'as appris à ouvrir le mien, aussi.